Industry / Industrielle
Enjeux liés à la commercialisation des nouvelles technologies

par Paul Freedman
Simlog, Montréal, Québec

1.0 Introduction

Les innovations technologiques, plus particulièrement leur commercialisation, sont aujourd'hui reconnues comme étant la clé de la prospérité future des entreprises du monde industrialisé, comme le suggère la citation suivante.

“D'où viennent les nouveaux modèles d'entreprise? Voilà une question à la fois directe et désarmante qui nous fait perdre tous nos moyens, comme lorsqu'un enfant de quatre ans nous demande d'où viennent les bébés. Dans la nouvelle économie, les entreprises les plus prospères sont celles qui créent de nouveaux modèles - des idées d'où jaillissent de nouvelles sources de revenu basées sur l'évolution des technologies, des profils démographiques et des habitudes de consommation. Les nouveaux modèles détruisent les anciens. C'est pourquoi la création de nouveaux modèles d'entreprise est une menace pour toutes les entreprises traditionnelles (peu innovatrices). Jamais le cycle de vie des stratégies de gestion n'a été si court et jamais le leadership sur le marché n'a compté pour si peu. Appelons cela la Première loi de l'économie de l'innovation: les entreprises qui ne cherchent pas constamment à innover seront écrasées par celles qui le font.”[8]

Première loi de l'économie de l'innovation
Les entreprises qui ne cherchent pas constamment à innover seront écrasées par celles qui le font.

Dans un article précédent [7], nous avons vu comment démarrent les nouvelles entreprises (spécialisées dans la conception de logiciels) ainsi que les problèmes particuliers auxquels elles font face alors qu'elles s'efforcent d'éviter la faillite et de devenir prospères.

In this companion article, we'll look more closely at the commercialization of technology innovation that is often the raison d'étre of the startup adventure. And while creating a product from technology innovation can pose enormous technical challenges, it turns out that the real barriers to commercialization are primarily market-related.

Dans le présent article complémentaire, nous examinerons de plus près la commercialisation des innovations technologiques qui, de façon générale, est la raison d'être du démarrage des nouvelles entreprises. Créer un produit à partir d'une innovation technologique peut poser d'énormes enjeux techniques, mais il s'avère que les véritables barrières à la commercialisation sont principalement reliées au marché.

Malheureusement, le marketing reste un sujet mystérieux et même douteux pour la plupart des gens du milieu de la technologie. Aussi, commençons par [11] rappeler ce que signifie “marketing”: essayer d'obtenir ce que les gens veulent acheter, au lieu de “vendre” ou de tenter de trouver quelqu'un pour acheter ce qu'on a déjà.

Dans l'article qui suit, mes propos se limiteront aux innovations technologiques qui conduisent à la commercialisation de nouveaux produits destinés aux entreprises. Les recherches commerciales [1] suggèrent en effet que les nouvelles entreprises qui réussissent dans la commercialisation des innovations technologiques optent en majeure partie pour la création de produits destinés aux entreprises et non aux consommateurs.

2.0 Qu'est-ce qu'une innovation technologique?

La lecture de [3] est une bonne façon de mieux comprendre la commercialisation des technologies de l'information. Bien que l'auteur se concentre sur la façon dont des entreprises bien établies dans des marchés eux-mêmes bien établis en viennent à perdre leur position de tête au profit des nouvelles entreprises, il décrit également de manière assez détaillée ce que sont les innovations technologiques et comment les nouvelles entreprises démarrent et prennent de l'expansion au rythme de l'évolution des marchés qu'elles créent pour leurs nouveaux produits. (Au fil du temps, ces entreprises prennent de l'expansion, puis finissent par envahir et dominer des marchés bien établis, éliminant ainsi des joueurs eux-mêmes bien établis.)

Christensen suggère entre autres que les innovations technologiques se présentent sous deux formes très différentes. En premier lieu, on peut qualifier d'innovations de “maintien” les nouvelles technologies qui contribuent directement à améliorer des produits existants ou à en concevoir des nouveaux pour des marchés bien établis. C'est la raison d'être des activités de recherche et de développement menées à l'interne par les entreprises qui s'efforcent ainsi d'accroître leur part du marché en cherchant à mieux comprendre et à mieux anticiper les besoins des consommateurs (existants) et en perfectionnant leurs produits en fonction de la demande.

Des chercheurs universitaires peuvent contribuer “indirectement” à ces activités de recherche et de développement menées à l'interne en élaborant, par exemple, un prototype de validation de principe en vue d'évaluer les mérites d'une nouvelle solution à un problème existant. Les activités de recherche et de développement entourant les innovations dites de “maintien” sont cependant trop importantes d'un point de vue stratégique pour qu'on puisse les confier à d'autres. C'est pourquoi on préfère s'en occuper dans le plus grand secret au sein même des entreprises. Aussi les recherches universitaires sont-elles souvent perçues par les gens d'affaires pour leur fonction éducative (c'est-à-dire la formation d'éventuelles recrues ayant des compétences avancées susceptibles de devenir rapidement des employés productifs dans un milieu industriel).

En second lieu, on peut qualifier de “perturbantes” les innovations qui provoquent une désorganisation des marchés. Ces innovations sont le résultat de bon nombre, sinon de la plupart, des recherches universitaires et permettent d'entrevoir les trésors de rentabilité que pourraient receler de futurs nouveaux produits. Ces technologies ont typiquement un rendement inférieur à celui des produits existants parce qu'elles fonctionnent différemment. Même si on leur apporte toutes sortes d'améliorations techniques, les innovations dites “perturbantes” ne peuvent que donner des produits plus simples, plus pratiques et plus fiables offrant moins de fonctionnalités et un moindre rendement. Il serait donc normal que ces produits soient vendus à un prix moins élevé. Pour toutes ces raisons, non seulement les entreprises bien établies dans des marchés eux-mêmes bien établis ne sont-elles pas intéressées par ces innovations dites “perturbantes” (celles-ci ne contribuant pas directement à leur expansion), mais elles ne peuvent se permettre de s'y intéresser. Voilà l'essentiel du message de l'ouvrage de Christensen appelé “The Innovator's Dilemma”.

Néanmoins, de véritables nouveaux produits innovateurs voient effectivement le jour, et ce, surtout grâce aux efforts déployés par de toutes nouvelles entreprises ou de divisions nouvellement créées au sein d'entreprises existantes. Avant que nous examinions de plus près comment de nouveaux marchés émergent de la création de nouveaux produits, rappelons qu'une innovation technologique n'est rien d'autre qu'une “technologie”. C'est sans doute pourquoi les chercheurs universitaires parlent souvent d'”applications” possibles du travail qu'ils réalisent. Examinons, par exemple, une nouvelle technologie (mathématique ou informatique) qui modélise et interprète des données partielles d'une manière statistique. Cette technologie pourrait avoir les “applications” suivantes: le traitement d'images par ordinateur visant à améliorer le contrôle de la qualité dans une usine; la reconnaissance vocale automatique intégrée à un central téléphonique intelligent.

Enfin, même une “technologie” adaptée à une “application” ne constitue pas tout à fait un “produit”. Pour utiliser un vocabulaire pratique [13], une telle technologie appliquée est simplement un “outil”, car elle ne répond qu'à un sous-ensemble de besoins des consommateurs. Le travail de commercialisation consiste donc en partie à définir et à créer un “produit complet” autour de cet outil, de façon à offrir une véritable valeur ajoutée au consommateur. En regard des exemples susmentionnés, pour obtenir un produit complet, il faudrait ajouter à la nouvelle technologie une panoplie d'éléments additionnels comme: une interfaceutilisateur permettant de configurer l'”outil"; une base de donnée permettant d'emmagasiner les paramètres de l'"outil" selon une clientèle donnée (pièces d'équipement, noms des employés, etc.); une autre interface- utilisateur permettant aux clients de régler eux-mêmes des problèmes qui surviennent [il pourrait s'agir d'une fonction permettant au fournisseur d'offrir un soutien technique à distance (via modem)]; enfin, bien sûr, une documentation adéquate. Vue sous cet angle, la commercialisation des innovations technologiques exigera toujours le déploiement d'importants efforts techniques "périphériques" pour la création d'un bon produit complet.

3.0 Création de nouveaux marchés

Selon [3], les innovations technologiques dites "perturbantes" offrent un ensemble différent de caractéristiques qui ont peu de valeur pour les marchés bien établis. Pour leur commercialisation, il est donc généralement nécessaire de trouver différents types de clients à l'extérieur des marchés bien établis et de personnaliser le produit avec eux, dans l'espoir de trouver ensuite assez de nouveaux clients possédant suffisamment de caractéristiques en commun pour qu'un nouveau (différent) marché émerge, faisant (éventuellement) de la nouvelle entreprise une affaire prospère.

Comme il fallait s'y attendre, l'expérience des affaires nous apprend que les entreprises qui réussissent le mieux dans la commercialisation des innovations technologiques sont celles qui ont compris que l'enjeu le plus important est le marketing : "bâtir" un marché (c'est-à-dire trouver assez de clients, dans un contexte où la concurrence repose sur les caractéristiques des nouveaux produits). C'est pourquoi, comme il est suggéré dans [11] :

"À quelques exceptions près, les [nouvelles] entreprises [de la haute technologie] ne se battent pas pour leur part de marché. Elles se battent pour créer des marchés : c'est-à-dire amener des clients potentiels à vouloir et à utiliser leurs [nouveaux] produits et services."

Or, pendant que de nouveaux marchés émergent, de petites entreprises (avec de bonnes balises) peuvent se développer sans que des joueurs bien établis ne s'en aperçoivent, leur attention étant dirigée ailleurs (c'est-à-dire sur des marchés bien établis).

La conclusion de l'étude décrite dans [1] porte à réflexion. L'auteur suggère en effet que la création de nouveaux marchés est beaucoup moins risquée et plus rentable que la pénétration d'un marché bien établi où se campent des concurrents tenaces. Par surcroît, la commercialisation des innovations technologiques comporte un risque du marché considérable : le risque qu'un nouveau marché ne se développera pas, émergera trop lentement ou ne deviendra jamais assez important pour supporter l'effort de commercialisation. (En revanche, la pénétration de marchés bien établis où se campent des concurrents tenaces comporte un risque concurrentiel important, parfois insurmontable.)

Cependant, lorsque les nouveaux marchés deviennent suffisamment importants, les "premiers arrivés" sont généralement très avantagés par rapport aux autres, car il n'y a rarement de la place que pour quelques joueurs. En effet, la haute technologie est une industrie "à un seul vainqueur", où les produits d'une poignée de joueurs jouissent d'une dominance écrasante. Comme il est décrit dans [9], ceci est particulièrement vrai pour l'industrie du logiciel, où le premier arrivé peut devenir une “norme de l'industrie” ou une référence. Quand un nombre grandissant de consommateurs choisissent un produit, il est de plus en plus difficile pour les autres de choisir autre chose. Qui plus est, lorsqu'une décision d'achat est faite, les clients deviennent “captifs” ou “loyaux” envers les premiers arrivés, surtout si les coûts de conversion sont élevés.

Enfin, l'échec des entreprises point com nous rappelle que, sans un marché, être le premier arrivé conduit irrémédiablement au désastre. La faillite attend les pionniers quand un marché ne se développe pas ou, plus typiquement, quand il émerge trop lentement (c'est-à-dire reste trop petit trop longtemps pour supporter leur effort de commercialisation). Le monde foisonne d'exemples de nouvelles entreprises qui ont supplanté des pionniers juste au moment où les nouveaux marchés commençaient à s'établir et à progresser véritablement [14]. C'est pourquoi les premiers arrivés doivent créer d'importants “obstacles à l'accès au marché”, afin de “fortifier” leur position concurrentielle sur le marché (ils n'atteindront les sommets de la réussite que dans la mesure où il sera extrêmement difficile pour leurs concurrents de copier de nouveaux produits assez rapidement pour “attraper la vague” à l'émergence d'un marché). Or, ces obstacles à l'accès au marché combinent en général deux aspects: une technologie supérieure et une connaissance supérieure du marché (laquelle se reflète dans les caractéristiques du nouveau produit).

Selon ce qui précède, cependant, il semble que l'effort de commercialisation ne consiste qu'à trouver ses premiers clients et à créer des produits gagnants qu'ils achèteront. Le seul problème serait de savoir où les chercher et de déterminer s'il y en a assez. Mais n'est-ce pas trop beau pour être vrai?

Dans la pratique, il existe d'autres types de risques du marché beaucoup plus fondamentaux, comme le montre clairement la citation tirée de [6] ci-après.

“Lorsqu'une nouvelle entreprise réussit, plus souvent qu'autrement c'est dans un marché autre que celui prévu à l'origine, avec des produits et services qui sont pas exactement ceux qui avaient été envisagés, qui sont achetés essentiellement par des clients auxquels on avait pas pensé au départ et qui sont utilisés pour une multitude de fins autres que celles pour lesquelles ils avaient été conçus.”

Voici maintenant une autre variation sur le même thème tirée de [3].

“Les recherches ont montré, en fait, que la grande majorité des nouvelles entreprises prospères ont abandonné leurs stratégies d'affaires initiales et ont compris ce qui fonctionnerait et ce qui ne fonctionnerait pas sur le marché. Cerner la bonne stratégie au départ est loin d'être aussi important que de conserver assez de ressources pour que vos nouvelles stratégies d'affaires aient une deuxième ou une troisième chance d'atteindre la cible.”

Rappelez-vous: les ventes sont, bien entendu, l'ultime moyen d'atteindre la cible!

Et n'oubliez pas: vous devez concentrer votre attention sur votre entreprise et non sur votre (premier) produit, comme il est suggéré dans [4].

“La chance sourit à ceux qui persévèrent. Cette vérité toute simple est une loi fondamentale pour les bâtisseurs d'entreprises… Si vous attribuez la réussite de votre entreprise à la réussite d'une idée en particulier, comme le font beaucoup de gens d'affaires, vous serez plus enclins à baisser les bras si cette idée aboutit à un échec.”

C'est pourquoi les premiers produits se doivent d'être simples et faciles à modifier. Ils se perfectionneront graduellement pendant que les fournisseurs apprennent, avec leurs premiers clients, à déterminer les caractéristiques du bon produit, selon le principe du donnant-donnant entre fournisseurs et clients.

“Avec des devises comme “faire peu, vendre peu” et “avancer à petits pas”, 3M a compris que les grandes choses commencent souvent par de petites choses.”

4.0 Enjeux financiers

Les auteurs de [4] ont étudié la réussite commerciale de 3M et observé ce qui suit.

“Avec des devises comme “faire peu, vendre peu” et “avancer à petit pas”, 3M a compris que les grandes choses commencent par de petites choses. Toutefois, comme personne ne sait à l'avance quelles petites choses deviendront de grandes choses, il faut essayer beaucoup de petites choses, garder celles qui fonctionnent et rejeter celles qui ne fonctionnent pas.”

Naturellement, les nouvelles entreprises qui viennent de démarrer ont rarement les reins assez solides pour “essayer un grand nombre de petites choses”, mais si elles font preuve de patience et de persévérance, elles peuvent faire beaucoup, une chose à la fois.

Mais les nouvelles entreprises qui souhaitent “commencer modestement et grossir lentement” intéressent peu ou pas du tout les sociétés financières d'innovation qui cherchent à investir massivement et à frapper un coup de circuit le plus rapidement possible (p. ex., en dedans d'une période de trois à cinq ans). Ces sociétés préfèrent souvent investir de gros montants d'argent dans un petit nombre d'entreprises qu'investir de petits montants d'argent dans un grand nombre d'entreprises, car elles peuvent ainsi avoir une gestion de comptes plus efficiente. (Bien sûr, éventuellement, certaines de ces entreprises deviendront suffisamment importantes - les marchés créés pour leurs produits étant devenus suffisamment établis ou, à tout le moins, reconnus - pour présenter des possibilités d'investissement intéressantes.)

Le conseil d'affaires suivant [3] s'oppose à ce qui précède.

“Je ne veux pas que mon organisation ait un portefeuille trop garni. Et je ne veux pas non plus que mes employés sentent qu'on exerce des pressions sur eux pour qu'ils réalisent de gros profits (ce qui nous amènerait à chercher en vain un vaste marché instantané). Je veux que mes employés sentent qu'ils doivent chercher sans relâche un moyen - un quelconque sous-ensemble de consommateurs quelque part - de faire de notre petite organisation une entreprise rentable le plus rapidement possible.”

Donc, au départ, les besoins financiers du projet d'affaires doivent être minimes, étant donné la petitesse du nouveau marché, mais ceux-ci augmenteront graduellement à mesure que la taille de l'entreprise augmentera de pair avec la taille du nouveau marché. Les sociétés d'investissement, même celles disposant de “capitaux patients”, ont donc du mal à envisager le financement d'un projet nécessitant un investissement si minime au départ.

Comme la petite entreprise progresse au rythme de l'évolution des nouveaux marchés que créent ses nouveaux produits, elle ne pourrait tout simplement pas utiliser à bon escient un gros investissement! En fait, le seul moyen dont vous disposeriez pour grandir plus rapidement que “votre marché” serait de créer une multitude de produits novateurs en même temps (idéalement, des variantes du même produit) afin qu'émerge une multitude de nouveaux marchés en même temps.

Enfin, les intérêts des sociétés financières ne s'opposent-il pas au raisonnement du “jeu de quilles”, proposé dans [13], voulant qu'il soit préférable de concentrer ses efforts en un point puis d'évoluer à l'”horizontale” pour atteindre des marchés “voisins” ayant des besoins similaires pouvant être satisfaits par des produits dérivés. Ce raisonnement est basé sur le principe du donnant-donnant qui amène les fournisseurs et acheteurs à “découvrir” ensemble la bonne façon de faire. Comme vous pouvez sans doute le deviner, il devient de plus en plus difficile d'appliquer ce principe à mesure que le nombre de nouveaux marchés augmente. En fait, n'est-il pas déjà assez difficile de connaître à fond un seul marché!

5.0 Impératifs commerciaux

L'”apprentissage par découverte” repose sur le tâtonnement et est, par conséquent, incertain. C'est pourquoi le fournisseur doit rester “suffisamment petit”, et sa structure de coûts (salaries, budgets de publicité, dépenses générales, etc.) doit être adaptée à la taille du nouveau marché. C'est seulement alors que les petites occasions et les petites victoires compteront et qu'une série de petites victoires finiront, petit à petit, par permettre à la petite entreprise de grandir et de devenir rentable.

Il faut, autrement dit, que les plans de développement de nouveaux produits soient soigneusement “modulés” afin qu'ils grandissent en fonction de la taille du nouveau marché. Et si votre entreprise comptait sur ses recettes de vente (et non sur des capitaux d'investissement) pour rester à flot, il serait sage “d'innover peu, de vendre peu” pour paraphraser la stratégie de 3M! Soulignons également que les possibilités du “produit parfait” ne se “révèleront” qu'à ceux qui appliquent les principes du donnant-donnant - et personne d'autre - afin de mieux comprendre leurs nouveaux clients.

Mais que se passe-t-il quand “innover peu” nécessite un investissement important en temps et en argent? (Cela est parfois nécessaire quand on veut mettre au point en même temps un grand nombre d'éléments apparentés d'une nouvelle technologie.) Que faire quand on ne peut estimer d'éventuelles “rentrées de fonds” (recettes de vente)? Une solution serait, à mon avis, que le client et le fournisseur élaborent “conjointement” les plans techniques et, surtout, les plans financiers du projet [12]. Le client qui a des intérêts dans une affaire travaillera vraisemblablement de manière plus étroite avec le fournisseur (selon un cycle itératif). Soulignons également que l'élaboration conjointe permet au fournisseur de diminuer ses dépenses et, si tout va bien, le fournisseur pourra utiliser ce premier client comme principale référence et s'en servir pour vendre à d'autres clients ayant des besoins d'affaires semblables.

Dans les faits, la situation est un peu plus complexe. Rappelons qu'en général un produit destiné aux entreprises est typiquement acheté pour être intégré à un autre produit ou service sur une chaîne de valeur/de consommation qui mène à l'utilisateur final. Par exemple: A vend un produit à B; B l'intègre à un produit qu'il vend à C; C fournit ensuite un service à D. Le résultat est le suivant: le fournisseur (celui qui commercialise l'innovation technologique) a la possibilité de créer des alliances stratégiques avec des partenaires autres que ses clients (utilisateurs finaux). En effet, une récente enquête menée auprès de fournisseurs de logiciels de qualité supérieure [9] montre clairement que la clé de la réussite en affaires repose précisément sur le concept des alliances entre des fournisseurs de produits et de services complémentaires.

(Avec le temps, j'en suis venu à croire à cette idée de l'”écologie" des affaires. Ceux qui souhaitent approfondir cette question peuvent consulter le dernier ouvrage de Jane Jacob [10], où elle décrit les principes universels qui caractérisent les systèmes complexes, qu'ils soient “naturels” ou “fabriqués par l'homme”.)

La commercialisation réussie d'une innovation technologique repose donc souvent sur une multitude de petites choses qui tombent “à point”. Examinons un exemple tiré de [2]. Il y a une centaine d'années, ayant construit de meilleures automobiles, les joueurs clés de la nouvelle industrie automobile (incluant General Motors et Goodyear) ont commencé à construire des routes aux endroits proposés. Ensuite, lorsqu'il y a eu assez de voitures sur la route (c'est-à-dire quand le marché est devenu suffisamment important), ils ont persuadé les gouvernements de prendre la relève. (Le reste, bien entendu, est passé à l'histoire, puisque le pavage des routes est maintenant répandu partout sur la planète. Mais ce serait le sujet d'un tout autre article!).

Quand on entend dire qu'un échec commercial vient du fait qu'une entreprise est en “avance du marché”, cela signifie, dans le langage du marketing, que les parties en cause ont négligé de s'assurer que les petites choses tomberaient à point. (Pensez une fois de plus aux premiers constructeurs automobiles et de leurs besoins en routes, sans parler des stations-services!)

Il existe un autre moyen pour les petites entreprises (de produits) en pleine croissance d'acquérir une certaine stabilité au cœur de l'incertitude des marchés. Une entreprise peut compléter ses recettes de vente de produits par des recettes de vente de services/de consultation par projet. De cette façon, en continuant de promouvoir ses nouveaux produits (novateurs), elle peut se maintenir à flot grâce à ses autres sources de financement. Idéalement, les recettes devraient migrer d'un secteur à l'autre, au lieu de créer un chaos interne.

6.0 Vente de produits novateurs

Nous avons donc vu que la création d'un produit (complet) à partir d'une innovation technologique nécessite des efforts considérables au chapitre de la technique et, surtout, du marketing. Par surcroît, la vente des produits peut représenter à elle seule un enjeu de taille! Pourquoi? Parce que la vente de produits vraiment novateurs (voire créateurs de marchés) signifie qu'avant de persuader un client potentiel d'acheter un produit (pour que l'argent change de mains), vous devrez d'abord l'”éduquer” pour qu'il sache ce que votre produit peut lui apporter.

Bien entendu, toute personne qui a un produit à vendre peut avoir des difficultés à le vendre. Mais les produits bien établis dans des marchés eux-mêmes bien établis ont des chaînes de valeur/de consommation bien définies et, dans la mesure où un nouveau produit ne vient que rehausser un ancien produit, les décisions d'achat demeurent semblables et les mêmes gens (p. ex., les services des achats) suivent les mêmes procédures pour obtenir des autorisations, les détails d'expédition, etc.

Envisageons maintenant la vente d'un produit réellement novateur. D'abord, comme le marché n'est pas établi (cela va de soi), vous devrez déployer énormément d'efforts pour identifier de bons clients potentiels. Et ces clients potentiels, qui sont surchargés de travail, devront trouver du temps pour quelque chose “de nouveau” dans leur journée déjà remplie à craquer de préoccupations “ordinaires” (pensez aux produits existants pour des marchés existants). Votre pouvoir de persuasion et votre persévérance seront vraiment mis à l'épreuve au moment où, dans la porte entrebâillée, vous aurez le privilège de présenter votre produit novateur et d'amorcer le processus de vente.

Même ici, la dynamique de vente traditionnelle s'effondre. Comme votre produit est tout à fait différent des autres, vous devrez faire “monter à bord” beaucoup de gens. Cela signifie que vous allez devoir mettre votre nouveau produit en “mode d'évaluation” et, à bon marché, de sorte que vos clients potentiels puissent communiquer avec tous ceux qui pourraient avoir une opinion sur votre produit. Et plus le prix de l'étiquette sera élevé, plus vous devrez consulter de gens et plus la période d'évaluation sera longue (c'est-à-dire des semaines, voire des mois)! Rappelons que, dans de nombreux cas, le prix de vente (du nouveau produit) ne représentera qu'une fraction du coût réel que devra supporter le client, car ce dernier devra changer ses pratiques commerciales et apprendre à faire les choses différemment après l'achat du produit.

Pire encore, dans de nombreux cas, si ce n'est pas la plupart, votre client potentiel cherchera conseil auprès de ses propres clients, le commerce interentreprises moderne étant, comme il a été mentionné précédemment, fait de “chaînes de valeur/de consommation”. Retournons à notre exemple: A vend un produit à B; B l'intègre à un produit qu'il vend à C; C fournit ensuite un service à D. Disons maintenant que vous n'irez pas bien loin avec A tant que B et C n'auront pas eu la chance de s'exprimer (et d'en discuter avec A). Dans de nombreux cas, vous découvrirez, dans la porte entrebâillée, que votre produit ne convient pas à un client potentiel. À ce moment-là, au lieu de vendre votre produit (et gagner de l'argent pour supporter vos dépenses), vous devrez reprendre le processus de marketing (et dépenser de l'argent pour en apprendre davantage sur ce en quoi le “bon” produit devrait consister).

Les entreprises qui vendent leurs produits sur de nouveaux marchés font face à deux problèmes: ils doivent prouver à leurs clients potentiels que leurs nouveaux produits offrent une véritable valeur ajoutée; ils doivent réunir rapidement une masse critique de clients ayant des besoins et des profils de consommation suffisamment semblables pour assurer un nombre de ventes suffisant. Pour régler ces problèmes, les entreprises cherchent souvent à établir des alliances avec des entreprises bien établies, en vue d'accroître la crédibilité de leurs produits et d'en accélérer la promotion grâce à une distribution par des tierces parties. Et, comme nous l'avons mentionné précédemment, si vous êtes chanceux, ces distributeurs deviendront vos partenaires en participant à l'élaboration conjointe de votre projet et partageront à ce titre les risques financiers et techniques associés à l'effort de commercialisation.

Enfin, il ne faut pas oublier que la connectivité électronique met le monde à nos portes en tout temps. Selon une estimation récente [5], 30% de tous les produits et services sont aujourd'hui vendus dans le commerce international. D'ici 2020, ce pourcentage devrait grimper à 50%. Dans la pratique, le “village global” a ses avantages et ses inconvénients. Sur le plan positif, comme l'émergence des nouveaux marchés se fait à l'échelle planétaire, votre nouvelle entreprise aura initialement une poignée de clients à proximité et un nombre assez important de clients distants aux besoins semblables, ce qui vous aidera à rester à flot. Mais vous devrez déterminer dès le début comment vous vendrez votre nouveau produit à des clients distants (et comment vous en assurerez la livraison et le service après-vente). Sur le plan négatif, pendant que vous vous dépêchez de mettre au point votre produit dans votre petit coin du monde, quelqu'un d'autre pourrait, dans son petit coin à lui, s'affairer à mettre au point un produit qui ressemble étrangement au vôtre!

Naturellement, dans le passé (avant l'ère Internet), les distances physiques, les océans et les barrières de la langue servaient à établir une séparation entre les entreprises et leurs produits. À l'heure actuelle, avec la connectivité électronique et l'utilisation répandue de l'anglais comme “lingua franca”, un concurrent inconnu, peu importe sa langue maternelle, créera une version anglaise de son produit comme vous le faites maintenant! Cependant, même ici, vous pourriez tirer avantage de ce langage universel, car les clients de ce concurrent pourraient être prêts à acheter la version anglaise de votre produit telle qu'elle est!

7.0 Conclusion

Dans cet article, nous avons tenté de montrer que la création d'un produit à partir d'une innovation technologique peut poser d'énormes enjeux techniques mais que les véritables barrières à la commercialisation sont principalement reliées au marché. Comme nous l'avons mentionné, le principe du donnant-donnant entre le fournisseur et le client est la clé des innovations créatrices de marchés et des nouveaux modèles d'entreprise. Quelle aventure périlleuse! Depuis l'ensemble gagnant de caractéristiques du produit à définir jusqu'aux problèmes entourant la vente à régler, en passant par les obstacles techniques à surmonter! Pour y arriver, les entreprises doivent prendre de l'expansion au rythme de l'évolution des marchés qu'elles créent pour leurs nouveaux produits et, pour la plupart d'entre elles, cela signifie que leur croissance se fait lentement. Soyez patients, travaillez fort, gardez espoir et rappelez-vous: “La chance sourit à ceux qui persévèrent” [4]!

8.0 Lectures suggérées

[1]. Bhidé, A., “The Origin and Evolution of New Businesses”, Oxford University Press, 2000.

[2]. Brandenburgher, A., Nalebuff, B., “Co-opetition”, Doubleday 1997.

[3]. Christensen, C., “The Innovator’s Dilemma”, Harper Business, 2000.

[4]. Collins, C., Porras, J., “Built to Last”, Harper Business, 1997.

[5]. Ellyard, P. “Imagining the future and getting to it first”, Innovation and Imagination at Work, Australian Institute of Management,McGraw-Hill, 2001.

[6]. Drucker, P., “Innovation and Entrepreneurship: Practice and Principles”, Harper Business, 1993.

[7]. Freedman, P., “Start-up Advice for Business Savvy Technology People”, Revue canadienne de l'IEEE, No 37, printemps 2001.

[8]. Hamel, G., Skurzynski, P., “Innovation: the new route to new wealth”, Leader to Leader, No 19, hiver 2001.

[9]. Hoch, D., Roeding, C., Purkert, G., Lindner, S., “Secrets of Software Success”, Harvard Business School Press, 2000.

[10]. Jacobs, J., “The Nature of Economies”, Random House, 2000.

[11]. Levitt, T., “The Marketing Imagination”, Free Press, 1986.

[12]. Miller, P., “Marketing the unknown: developing market strategies for technical innovations”, Wiley 1999.

[13]. Moore, G., “Crossing the Chasm”, Harper Business, 1991.

[14]. Tellis, G., Golders, P., “Will and Vision: how latecomers grow to dominate markets”, McGraw-Hill, 2001.

À propos de l'auteur

Paul Freedman a obtenu des baccalauréats en génie physique et en génie électrique de l'Université de Toronto, de l'Université de la Colombie-Britannique et de l'Université McGill.

Il a travaillé pendant de nombreuses années à titre de chercheur principal au Centre de recherche informatique de Montréal (CRIM), l'un des principaux instituts canadiens de recherche en technologies de l'information. En 1999, il quitte le CRIM pour co-fonder Simlog (www.simlog.com) dans le but de commercialiser une technologie de simulation 3D servant à la formation des opérateurs d'équipement lourd.

Paul a déjà été adjoint à la rédaction et rédacteur en chef de la Revue canadienne.

IEEE Canadian Review La revue canadienne de l'IEEE Summer / Été 2002 No. 41


Last update - 2002,08,03 - la dernière mise à jour